26, Pierre, toile peinte
Combien de temps j’ai poursuivi cette course sans rien voir, rien comprendre de ce que je traversais. Le chemin au bout d’un temps infini devient si escarpé qu’il me force à ralentir. Peu à peu la route s’est diluée en rigoles empierrées que les bêtes ont tracées. Je les suis à l’instinct, toujours vers le haut. Il pleut sans cesse, partout l’eau passe, suinte, dégouline, une masse vivace se presse vers moi, ruisseaux, bras d’eau, tous se sont donné le mot et convergent où je passe, avant de se précipiter en de multiples cascades dégringolant la pente. Ça s’emballe dans un tohu-bohu tapageur. C’est une cataracte assourdissante, qui s’énerve, qui s’insurge, les hurlements de l’eau sont indistincts, la colère monte, les cris s’ajoutent au cris, se contredisent, s’anéantissent les uns les autres dans le magma liquide. Le bruit violent d’une foule jetée dans le vide. Elle bouillonne, s’agite, tourne et retourne sur elle-même, avant de s’apaiser enfin dans une valse plus lente. Un calme relatif revient, l’eau coule dans le sens qu’il faut et je me hâte dans cette lumière opaque de fin du monde. Je crapahute bien plus que je ne coure dans ce torrent tortueux qui coupe entre les hautes roches. Je reste confiant, je m’élève et je sais que même si je ne vois plus la crête noire du sommet, forcément je vais vers lui. Les épines, les ronces et les chardons blessent mes doigts, piquent mes genoux, mes cheveux s’y accrochent. La pente est si abrupte que j’avance maintenant à quatre pattes, je ne sais pas depuis combien de temps le dernier chien m’a abandonné. A-t-il rebroussé chemin ou est-il mort d’épuisement ? Je lui sais gré malgré tout d’avoir œuvré à mon salut. Ce sont des oiseaux qui me précèdent maintenant, j’entends des gloussements assourdis au-delà du nuage que je traverse, je crois sentir leur regard sur moi et je peux entendre le frottement de leurs ailes qui s’agitent avec détermination contre le vent mauvais, je m’y accroche, leur force me soutient, le poids de l’air s’allège et je m’élève prestement, mon énergie décuplée par cette assistance inespérée je repars vers le ciel. La pente n’est pas sérieuse, c’est pire, c’est un à-pic vertical, mais qui rit à mon passage ? Je suis cerné par des éclats cristallins, des risées cassantes qui dévalent vers le fond des ravins. Ce sont des railleries venue d’on ne sait où, ces moqueries contagieuses m’agacent et me déstabilisent, les salves de joie se déchaînent à chacun de mes pas, ruissellent tout au fond du gouffre que je surplombe, je tends l’oreille, les clapotements de joie s’épuisent, je perçois mal un ultime bravo, un dernier applaudissement. Vient un long silence gêné avant que l’audience ne se dissipe. Alors, le bruit des chaises que l’on quitte, les pas qui s’éternisent sur les tapis épais, les fumées s’élèvent au-dessus des murmures, des raclements de gorge et des tintements de cristal, la foule se disperse, s’égrène, quitte la place maintenant désertée, c’est ainsi, en pensant à autre chose que j’arrive enfin au sommet. Je m’arrête. Vue de près, la crête n’est qu’un rocher de plus battu par un vent plus puissant. Ce n’est que le point culminant entre deux vertiges contraire, celui que je laisse derrière moi qui me happe et l’inconnu que je découvre, bien plus impressionnant, plus majestueux, car il m’est étranger et étrangement identique. Mes cheveux trempés par la sueur et par la pluie collent à mes joues, dégoulinent lamentablement dans mon cou, je les range du mieux que je peux en deux bandeaux que je plaque bien derrière mes oreilles, et je reprends ma course, je me jette dans le vide. Je dévalerai maintenant l’altitude que je viens de conquérir. La course est plus facile, je n’ai qu’à me laisser tomber dans la pente, la chute est sans fin, des heures durant je me crois tomber dans le fond du paysage, toujours aveugle, toujours trempé, je dégringole sans jamais me rapprocher du fond. Rien d’autre non plus dans ce vaste enclos de granit que de l’ombre, je continue dans l’inconnu sans rien voir qu’un brouillard opaque qui s’écarte de quelques mètres à chacune de mes foulées. Enfin je distingue une lueur pâle. Ainsi qu’une étoile, elle se révèle peu à peu quand je m’acharne à la fixer, petit à petit elle devient évidente, c’est une lumière vacillante qui flamboie au loin, le doute se mue en certitude, je sais maintenant ce vers quoi je tombe.
C’est bien moi, je suis là, je m’affairais depuis l’aube, je nourrissais ce feu qui a eu tant de mal à gagner dans l’air chargé d’eau de ce jour sans lumière. Une bonne heure je me suis acharné, j’ai vu périr les flammes sous le vent trempé, j’ai vu le feu s’anéantir, impuissant et vaincu sur ces rebuts gorgés d’eau. Rien à faire, le brasier ne prend pas, j’ajoute des manchons de laine, des litres d’alcool impropres, des rasades d’huile noire. L’incendie s’étend, me donne un moment d’espoir avant d’échouer, avant de mourir une fois de plus, sous les assauts du vent ou par épuisement. Il n’y a plus qu’un panache de fumée qui se rue sur moi et m’étreint et m’étouffe et l’odeur infecte du feu mort. Je m’en délivre en passant de l’autre coté du vent. Je redresse une fois de plus les branches, je range serré les bois morts tout en gardant des cheminées pour laisser l’air circuler, je connais mon boulot. Je retourne à la cabane chercher un autre jerrycan, je glisse sous la construction éteinte des cartons secs, des seaux de plastique et des peluches imbibées d’essence. J’allume, l’étincelle gagne, enfin ça prend, ça prend toujours, je connais mon boulot. Une flamme persiste malgré le vent, malgré l’humidité qui partout colle aux os, elle lèche au-dessus d’elle un autre charbon, le vent l’attise, les bouillonnements des bois verts se changent en résines qui s’enflamment à leur tour. L’incendie gagne et se propage, il ne s’arrêtera plus, je lui offre tout en pâture et il dévore gloutonnement des sacs d’ordure, des caoutchoucs, des vieux cuirs ou des chiens morts. Rien ne calmera plus sa voracité jusqu’au soir qui ne viendra pas. C’est bien moi, je suis là, je m’activais sur le brasier quand j’ai entendu comme une course précipitée qui vient vers moi du haut de la combe. Je tente de percer la touffeur opaque de la végétation qui me cerne, mais rien, je ne vois rien. La forêt, les bosquets et les buissons, tout est pétrifié, il ne reste de leur profondeur qu’un bloc opaque de bitume dense. C’est un mur d’anthracite impénétrable qui m’emprisonne et me protège. Tout ce que je connaissais a été fondu au noir et mon regard ne porte pas plus loin que cette surface aveugle que percent à peine les nuages mêlés des fumées et du brouillard. Il y a quelqu’un là-haut ? L’ombre bruisse, un souffle haletant, au-dessus de moi des cailloux déferlent sous la cavalcade. Je n’ai pas compris, le voilà qui tombe du ciel, un corps dégingandé s’affale juste devant moi, le silence revient, je m’approche, il reste immobile allongé à plat ventre comme il est tombé. Je tourne son visage vers moi il a à la tempe un filet rouge, je porte ma bouche vers sa bouche, ma main à son cou ; le sang bat et le souffle vient, mais si faiblement.
Je le vois clairement maintenant, c’est un grand feu qui brûle ainsi que d’autres feux, je suis parti mais où je suis ? Où j’arrive ? Je ne peux plus m’arrêter et je n’ai aucune prise sur la pesanteur qui me projette vers ce feu. Il s’approche bien trop vite, mes jambes battent l’air et cherchent avidement le sol qui se dérobe, je comprends bien que je ne saurai plus ralentir ma chute, alors quand vraiment la terre disparaît et qu’il ne reste que la panique de l’écrasement, je tente de protéger ma tête de mes bras tendus en avant, j’entends les craquements secs de mes os qui se brisent, la douleur n’est pas terrible, elle s’empêtre dans le feu de l’action avant le choc de mon crâne qui s’écrase contre la pierre.
Dispers#1-E3 est intégré en tant que N° 26, à la série Fermez la parenthèse.